jeudi 1 avril 2010

Vie d'une clé, part two.

Pour une clé, les journées se suivent et se ressemblent...

Posé sur la cheminée, à même le froid contact du marbre, le porte-clés est saisi le matin par la main de la propriétaire.

J'ai attendu ce moment toute la nuit, car, la première, j'entre en action pour fermer la porte.

Descente en ascenseur. Le robot, la grosse clé toute moche et boutonneuse, frémit, s'excite, joue de ses larges épaules, toute tremblante de l'excitation de son entrée en scène.

Je la déteste.

Entrée au parking, nous sommes agressés par le coup de sonnerie stridente, déclenché par un des boutons de la grosse, et qui nous indique que les portes sont déverrouillées.

La grosse bave de plaisir, car le maître déclenche la libération de son extrémité. Quelle brusquerie dans cette érection ! Quelle vulgarité !

Chaque matin subir cette vanité !

D'autant que ce n'est que le début du calvaire...

Le maître, cet odieux personnage, incapable de respecter mon rang, s'assoit, se cale, ferme la portière et acccroche sa ceinture. La grosse est insérée, et le moteur démarre.

Nous sommes là, la naine de la boîte aux lettres, le bouton du parking et moi, suspendues à la grosse, qui elle est confortablement calée, et nous sommes toutes trois ballotées en tous sens, comme de vulgaires colifichets !

Je ne puis éviter les contacts, toujours répugnants, avec les 'sous-clés', boîte aux lettres et bouton de parking. C'est insupportable, d'autant que la grosse gémit de plaisir, se rengorge d'importance, et tel un clébard mal dressé, nous baverait presque dessus, durant les vingt minutes que dure le trajet. Un calvaire vous dis-je.

Enfin, nous arrivons au bureau. pas de clé, heureusement. Une carte permet l'accès à l'agence, au sein de laquelle mon maître aime s'écouter parler tout au long de la journée.
Traversée, toujours dans la main, puis le tiroir est ouvert, et nous voilà posées, inutiles, en vrac dans le noir, au milieu de trombones et autres élastiques - autant dire des intouchables, ceux qui grouillent.

Cela reste mieux que les affreux trajets de voiture, d'autant que la grosse, retournée à l'anonymat, tout comme nous, est maintenant obligée de ravaler sa fierté.

Dans ce tiroir, nous n'avons d'autre activité que de débattre entre nous des mérites et gloires de chacune. Cela pourrait ressembler à un caquetage, tant chacune tente de crier plus fort que les autres, et de couvrir les arguments avancés.

Discussions stériles sur la perte la plus grande pour le maître, si une clé seulement venait à disparaitre.

Le porte-clés, toujours fat et imbu de sa personne (bien à l'image du maître...), finit par calmer tout le monde lors de ces débats incessants pour nous rappeler la bien déshonorante réalité :

IL EST CELUI A NE PAS PERDRE

Comment argumenter devant cette évidence ? Nous voilà bien rabrouées et muettes, tout à coup.

Je me faisais, bien naïvement, une autre idée de mon destin.

Le soir, même cirque à l'envers, sauf que je tiendrai le dernier rôle.

Petite différence, à peine notable, mais que je tiens à préciser, à la fois par honnêteté intellectuelle, et par souci d'exactitude : les autres clés ne sont pas totalement inutiles.

Passage du bouton, donc, à l'entrée de l'immeuble; puis courte et précipitée utilisation de la naine aux dents pointues, qui s'accroche une fois sur deux à sa serrure de boîte aux lettres, refusant de la quitter (et cherchant selon moi à faire son intéressante).

Enfin dans l'ascenseur, je passe un moment au contact de la douce main du maître.
Il est agréable de se sentir un instant seule au monde, utile, préparée à l'action, concentrée sur l'objectif, souhaitant remplir parfaitement sa mission.

Gare toutefois à la déjection nasale que le maître oublie parfois à l'extrémité de ses doigts, après quelques feux rouges lors du trajet de retour à la maison...

Puis les retrouvailles avec ma serrure, ma moitié, ma soeur jumelle, ou plus exactement mon fourreau parfait, mon négatif.
Une véritable jouissance. Trop éphémère chaque fois.

Quelle perfection que nos deux corps se rencontrant, se glissant l'un contre l'autre, se rejoignant parfaitement pour permettre l'ouverture.
Même le son en est parfait. Un léger glissement de métal, puis une sorte de déclic, le calage. La rotation, énorme sensation de puissance, le claquement bref et massif de l'acier libérant l'acier.

Dernier quart, ouverture de la porte, un ressort nous redirige dans l'axe parfait.

Je quitte mon fourreau, encore tremblante et à regrets, puis, dans la plupart des cas, suis posée, - de temps en temps jetée - avec l'ensemble sur le tableau de la cheminée.

Bonne à rien, inutile jusqu'à demain matin.

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